Verbatim: Les faux jetons de Sophie Coignard

7 novembre 2019
Verbatim

Dans le secret des conseils d’administration

de Sophie COIGNARD

Les conseils d’administration sont le nouveau Graal des « premiers de cordée »…Ils feignent d’y cultiver l’ouverture et y perpétuent l’entre-soi. Mais, en toutes circonstances, les administrateurs ne s’estiment ni responsables, ni coupables.

1 « On ne te laissera pas faire »

Sébastien Bazin, Accor – Sa brutalité, dans un monde feutré de lâcheté, a impressionné et payé. Mais il s’en est fallu de peu pour qu’on ne le laisse pas faire.

Sébastien Bazin a su depuis 2013, l’année de son arrivée à la tête d’Accor, se faire une place au sein de la nomenklatura du CAC 40. Il préside même le conseil d’administration du Théâtre du Châtelet, l’une des institutions culturelles les plus chics de la capitale. Il a appris les codes secrets de ce monde à part. Jusqu’à la caricature.

2. Un administrateur très remuant

Nicolas Sarkozy – A peine arrivé au conseil de l’opérateur hôtelier, il prend ses nouvelles fonctions à la hussarde. Assidu en séance, il s’interdit de jeter un coup d’œil à son téléphone, ne manifeste jamais de signe d’impatience, mais se lance parfois, à l’ébahissement général, dans un « laser show » comme il en a le secret.

3. Air France et les irresponsables

Alexandre de Juniac – Voilà donc un PDG imposé en 2011 par le pouvoir politique sans que le conseil d’administration ait eu son mot à dire. Au point de se demander à quoi sert cette instance, et surtout de s’interroger sur l’utilité de dépenser plus de 600 000 euros de jetons par an pour rémunérer ses membres.

Ben Smith – Dans les rangs des faux jetons, on ne donnait pas cher de sa peau à son arrivée : sans réseau, le nouveau patron allait se faire dévorer tout cru par les pilotes. Il a au contraire fait la paix avec eux, qu’il trouve beaucoup moins durs que leurs homologues canadiens. Depuis, Ben est appelé par son prénom par tous ceux qui le raillaient hier.

4. Le charme discret de l’entre-soi

Le Gotha français des affaires, longtemps, ne s’est même pas posé la question, poussant l’échange de bons procédés jusqu’à ses dernières extrémités : je siège à ton conseil et tu sièges au mien, et nous remisons notre esprit critique au vestiaire.

La moitié des groupes du CAC 40, aujourd’hui encore, est aux mains d’une famille. Les administrateurs qui n’appartiennent pas au clan doivent alors se résoudre à faire de la figuration.

Mais à quoi sert vraiment un administrateur indépendant dans un groupe contrôlé par un seul actionnaire ? C’est une vaste question, que les faux jetons n’aiment pas aborder.

5. La dame de Chartres

Colette Neuville – En 1991, elle a 54 ans, et une nouvelle vie s’offre à elle. Elle crée l’ADAM (Association pour la défense des actionnaires minoritaires). Depuis, elle a fait gagner près de trois milliards d’euros aux actionnaires. Elle a obtenu des réformes législatives ou réglementaire importantes, concernant notamment les OPA ou la responsabilité des dirigeants et des administrateurs. Elle a fait mordre la poussière à des patrons emblématiques. Mais tous la respectent.

Opiniâtre et réaliste, la dame de Chartres n’hésite pas à nouer des alliances avec des fonds d’investissement activistes, souvent considérés comme d’affreux cupides, parce qu’ils exigent toujours plus de rentabilité, toujours plus de résultats. Elle ne partage pas cet avis. Elle est au contraire ravie d’avoir trouvé des complices pour perturber l’entre-soi qui ronronne.

6. Le sentier de la guerre

Fonds activistes – Depuis peu, ils ont débarqué en France. Ces virtuoses de la spéculation fondent sur leur proie quand ils considèrent que le PDG est surpayé, que ses administrateurs lui sont humblement soumis, que tout ce petit monde dort sur ses lauriers ou encore, comme Sébastien Bazin quand il est arrivé chez Accor, que l’entreprise pourrait cracher plus de bénéfices.

7. De l’ombre à la lumière

Avant-après le « code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées » – Faut-il, avec Daniel Lebègue, croire au passage de l’ombre à la lumière ? Ou se dire que cet homme de conviction est animé par la foi du charbonnier ? Qu’il veut espérer à tout prix que ses efforts pour moraliser l’univers des administrateurs n’ont pas été vains ? Et qu’en vérité tout a changé pour que rien ne change ?

8. Missions impossibles

La plupart des très grandes entreprises ont ainsi renoncé à offrir à certains de leurs membres les plus éminents une double rémunération : les jetons de présence bien sûr, mais aussi des honoraires liés à des « missions » plus ou moins réelles. Ces dernières prestations doivent faire l’objet d’une convention réglementée approuvée par les actionnaires réunis en assemblée générale, qui apprécient de moins en moins ce genre de pratique.

9. La preuve par Renault

Carlos Ghosn et son rapport à l’argent

Il est devenu difficile à tous ces adultes responsables, surdiplômés pour la plupart, de prétendre qu’ils ne savaient pas, qu’ils ont découvert avec effarement les rapports névrotiques de Carlos Ghosn à l’argent. Rien qu’en France, il a gagné 764 fois le SMIC annuel en 2015. Au moins. Car personne ne peut ignorer combien il est difficile d’évaluer la rémunération totale du patron de Renault-Nissan.

Tout cela s’est poursuivi jusqu’à novembre 2018, et aurait pu durer encore longtemps si les dirigeants de Nissan ne s’étaient pas retournés, en vrais faux jetons, contre leur mentor autoproclamé.

10. Au service de Sa Majesté

En réalité, les administrateurs, à l’exception de ceux qui représentent les salariés, ont été choisis par le patron. Cela fait partie des évidences que tout le monde veut cacher.

Désormais, le salaire fixe des grands patrons représente à peine le quart de leur rémunération. Le reste se divise entre le bonus annuel, qui compte pour environ 30%, et la « rémunération de long terme », versée le plus souvent sous forme d’actions gratuites, pour récompenser à la fois la performance et la fidélité d’un dirigeant.

11. « Pognon de dingue » et « dingues de pognon »

Georges Plassat, Carrefour – L’ex-PDG empoche plus de 13 millions d’euros : 819 000 euros de fixe, 1,8 million de bonus pour une demi-année de présence, 6,5 millions de « rémunération de long terme », et 4 millions d’ »indemnité de départ et engagement de non-concurrence », plus quelques dizaines de milliers d’euros de jetons de présence…

12. Licencier plus pour gagner plus

L’absence de corrélation entre l’emploi et les bonus. Et même, osons le terme, entre le mérite d’un patron et l’argent qu’il perçoit.

13. Des régimes très spéciaux

Les conseils d’administration offrent aux patrons qui les ont nommés des avantages à faire pâlir d’envie tous les cheminots, tous les électriciens de l’Hexagone, avec leurs régimes spéciaux…Les PDG sont protégés en toutes circonstances : licenciement, maladie, invalidité, décès prématuré, chômage, retraite…Tout est prévu pour leur éviter, ainsi qu’à leur famille, les conséquences des accidents de la vie auxquels tout un chacun redoute d’être confronté.

14. Pantouflage à tous les étages

La grande transhumance vers le CAC 40 concerne aussi les énarques. Surtout ceux qui appartiennent à un grand corps. Le conseil d’administration d’Orange ? Une assemblée d’inspecteurs des Finances ou presque.

15. Conseils d’amis

Comment éviter toute connivence quand on se fréquente à longueur de journée ? Environ deux cents administrateurs siègent dans les conseils du CAC 40. Mais celles et ceux qui cumulent plusieurs appartenances sont dix fois moins nombreux. Ils forment une sorte de club qui se retrouve aussi dans les organes des grandes institutions culturelles parisiennes.

16. Une indépendance de façade

Siéger au conseil d’un groupe du CAC 40 est rémunéré en moyenne 85 000 euros par an en jetons de présence. Trois mandats rapportent environ 250 000 euros. Qui est prêt à prendre le risque de perdre un tiers de ce revenu, soit près de 100 000 euros par an, pour entrer en dissidence, contester et être définitivement catalogué comme un enquiquineur ? Quelques rares héros, peut-être…

17. Très chers salariés !

Administrateurs salariés – Tout, en réalité, semble avoir été étudié pour embarrasser les administrateurs salariés. Ou du moins pour les neutraliser, voire les instrumentaliser.

L’équilibre d’un conseil d’administration composé pour un tiers de salariés, pour un tiers d’actionnaires et pour un tiers d’indépendants n’est pas pour demain.

18. Les supplétifs

Actionnaires salariés – Ils sont aujourd’hui près de trois millions à posséder des actions de la société pour laquelle ils travaillent…On a voulu les transformer en idiots utiles du système. Certains s’en sont rendu compte…

19. Présidents à vie

Une fois nommés, rares sont les PDG qui ne se considèrent pas comme propriétaires de leur fauteuil. Patrons de droit divin, ils ne veulent pas songer à leur succession. Pour beaucoup d’entre eux, c’est aussi douloureux que de penser à la mort. Alors, ils rusent.

20. Les Tables de la loi souple

HCGE Haut Comité de gouvernement d’entreprise – Les grandes entreprises sont surveillées par un haut conseil dont elles nomment les membres, lesquels se montrent en retour d’une exquise compréhension à leur égard. Mais alors, à quoi ça sert ? Tout simplement à éloigner la menace de vraies lois, que tout le monde serait réellement obligé d’appliquer.

21. Bien obligés !

Cette féminisation des conseils cache un machisme toujours à l’œuvre dans les comités exécutifs. Là, c’est le vide sidéral. Zéro PDG parmi les sociétés du CAC 40. Une seule directrice générale, Isabelle Kocher chez Engie, à laquelle le titre de présidente a été refusé. Chez Axa, on trouve une femme sur dix membres du comité de direction. Chez Vinci, zéro sur treize…Faudra-t-il une loi pour féminiser aussi les instances de direction ? A l’AFEP ou au Medef, on en frémit déjà.

Conclusion

Le capitalisme à la française, concentré d’entre-soi comme nulle part ailleurs dans le monde, fait preuve d’une résilience remarquable.

Derrière les portes capitonnées des conseils, la réalité qui demeure est celle d’une aristocratie d’Etat régénérée par ses alliances avec les grandes fortunes. Et inversement. Ce mariage entre les réseaux de la haute technocratie et des héritiers peut donner une impression d’ouverture. Mais ce n’est qu’une impression.

Les entrepreneurs, les vrais, ceux qui mettent en jeu leur argent, sont quasiment inexistants parmi les administrateurs du CAC 40.

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